LE JUSTE ET L’INJUSTE (suite sans fin)
Disposant de davantage de temps, je souhaiterais revenir sur ma précédente et amère chronique consécutive au discours de Chirac sur les Justes.
Contrairement à mes pronostics, mes lecteurs et mes auditeurs (il s'agissait davantage d'un billet radiophonique à l'attention de Radio J. que d'un article de fond) l'ont bien comprise, à de très rares exceptions, qui m'ont donné néanmoins un goût de trop peu.
Tout d'abord, et pour autant que cela soit nécessaire, je tiens ici à indiquer que cet hommage solennel me paraît fort bien venu.
Je le dis d'autant plus nettement que j'ai par ailleurs écrit, notamment dans mes « Martyrocrates », que certaines cérémonies mondaines autour de la Shoah étaient arrivées à m'inspirer gêne et irritation. Mais rien de cela, en la circonstance. Cet hommage indispensable s'imposait.
Il s'imposait à l'égard de la souffrance des Juifs français ou étrangers déportés par les nazis avec la complicité de Vichy, mais, à mes yeux, il s'imposait davantage encore pour rendre enfin justice à une partie admirable du peuple français qui a fait montre d'un courage simple et d'une humanité modeste et rayonnante.
À l'heure où l'Histoire de ce pays et de ses habitants sont systématiquement roulées dans la fange, dans le cadre d'une repentance morbide et convenue, il fallait que cela fut fait.
Mais, je persiste à penser que le Président de la République à qui est revenu cette charge ne peut qu'inspirer, à cette occasion, des sentiments pour le moins mélangés.
Aussi mélangés, précisément, que les motivations qui l'ont conduit jusqu'à aller plus loin que ses prédécesseurs sur le chemin de la reconnaissance du martyre et de ses responsables.
Ce n'est pas l'auteur de ses lignes qui a enfreint seul cet étrange tabou.
Je lirai ici ce passage de « Chirac d'Arabie » (Grasset) écrit récemment par Éric Aeschimann et Christophe Boltanski, deux journalistes de « Libération », qui ne sont pas, inutile de le préciser, des suppôts du sionisme :
« Deux mois après son élection à la présidence de la république, Jacques Chirac fait face à la très grande Histoire : le souvenir de la Shoah. (...) Dans sa conclusion, il parle de « faute collective ». Pour la première fois, un président de la République fait sienne la part d'ombre de l'histoire de France. C'est probablement le discours le plus intense, le mieux écrit, qu'il ait jamais prononcé. Le moins mécanique, aussi. L'engagement personnel et la sincérité ne font aucun doute. (...).
Et pourtant, comme chez tous les grands fauves politiques, le rôle respectif des grandes convictions et des petits calculs demeure impossible à déterminer – et moins encore si le sujet est crucial. (...).
Chirac a pris l'habitude de passer par la gauche pour parvenir à ses fins. Dans l'entrelacs des questions liées au conflit israélo-palestinien, il aura plusieurs fois l'occasion de recourir à cette tactique.
"Qu'il ait tant d'amis juifs est un fait très important, soupire un ancien conseiller, car il pense que cela le dédouane".
Par exemple, cela l'exonère de tout scrupule quand, dans le Washington Times, il se met à voir un complot des services secrets israéliens derrière la tentative d'attentat contre un avion d'El Al, en avril 1986 ».
Dans cet hommage présidentiel aux Justes, il manqua deux choses, dont l'omission ne doit rien au hasard.
La première, est la moindre référence à l'État d'Israël qui, pourtant, les créa institutionnellement.
Je relis le début du beau texte qui est désormais gravé sur la plaque du Panthéon : « Sous la chape de haine et de nuit tombée sur la France dans les années d'occupation, des lumières, par milliers, refusèrent de s'éteindre. Nommés "Justes parmi les nations..."... ».
Il convenait, au nom de la vérité et de la justice honorées ce jour-là, d'ajouter « par l'État d'Israël ».
Cela manquera sur la pierre.
Mais sans doute, n'aurai-je pas gâché, à ma misérable échelle, la satisfaction légitime de mes contemporains, si il n'y avait eu à déplorer que ce seul manquement.
Un autre, infiniment plus grave, ne pouvait être vulgairement porté en pertes et profits.
Je vais relire ici le texte du discours présidentiel sur la leçon à tirer du passé et où il évoque le présent : « Telle est la leçon de ces années noires : si l'on transige avec l'extrémisme, il n'y a qu'une attitude : le refus, l'intransigeance. Et c'est sans merci qu'il faut lutter contre le négationnisme, contre la vérité, perversion absolue de l'âme et de l'esprit, forme la plus ignoble, la plus abjecte de l'antisémitisme. »
Il eut fallu, il était indispensable, sans qu'il soit nécessaire de nommer l'Iran islamiste, de rappeler qu'aujourd'hui ce n'était plus seulement des individus, mais un État tout entier qui organisait la forme la plus ignoble de l'abjection.
Et, de grâce, que l'on ne m'objecte pas que la référence à « l'extrémisme » incluait implicitement mais nécessairement le pays d'Aman et Djihad.
Je relis ici l'éditorial extatique du Monde qui, lui non plus, n'a pas voulu y songer : « face à l'extrémisme, il n'y a qu'une attitude : le refus, l'intransigeance » a-t-il (Chirac) à nouveau martelé. Au moment où les extrêmes droites européennes renaissent chaque jour un peu plus de leurs cendres, au moment où elles constituent un groupe au Parlement européen et en confient la présidence à un français – Bruno Gollnisch (FN), poursuivi et désormais condamné pour des propos négationnistes – au moment où les 27 pays de l'Union hésitent à coordonner leurs législations pour lutter contre le négationnisme, cette mise en garde de Jacques Chirac est plus que jamais d'actualité. Il convient de saluer cette vigilance ».
La belle conception de l'actualité que voilà, une poignée de jours après la plus grande, la plus grave, la plus médiatisée conférence négationniste de l'après Shoah, organisée à Téhéran.
La belle vigilance que voilà, toujours aussi sourde, aveugle et muette devant la montée d'un antisémitisme islamique que l'on refuse même de penser.
La belle intransigeance que voilà, qui pense à envoyer chez les nazislamistes un émissaire, contre l'avis unanime des nations européennes – sans même parler des États-Unis – au moment où, le maniaque atomiste iranien semble donner des signes de fatigue.
Alors même, faut-il le signaler, que nous ne sommes pas sur le terrain du complexe conflit israélo-palestinien, mais face à un régime fanatique et condamné par les nations démocratiques.
Non, je me refuse à cautionner un tel écart vertigineux entre le passé et le présent, le verbe et l'action, le fantasme et le réel, le vrai courage et la facilité.
Non, cher Clovis, qui m'approuvez d'un air résigné, je ne veux pas qu'un autre Chirac puisse célébrer dans vingt ans les miséricordieux protecteurs des victimes de la nuit qui descend.
GWG